Langage en acquisition
J’ai déjà évoqué, dans la chronique de septembre en TPS, la diversité des modalités d’acquisition du langage selon les enfants. J’ai montré l’exemple d’Olivia
qui, à 1 an 4 mois, s’exprime parfaitement pour commenter un album (avec les gestes sur les pages!) alors que nous ne comprenons rien! Cette situation correspond tout simplement à un moment très fort d‘acquisition du langage. Même si ça ressemble à un paradoxe.
En voici un autre exemple, c’est du langage typique d’un enfant de début PS.
La petite MAN a, sur cette séquence, 3 ans et 8 mois. Bientôt 4 ans. Mobilise-t-elle le langage? Oh que oui! Puisqu’elle DIT des choses. M la comprend: elle interprète cette longue parole spontanée comme renvoyant aux feutres dont s’est emparé MAN, puis à Papa Maman destinataires du futur dessin, enfin à son frère et sa soeur, les grands qui sont « là-bas » dans la grande école. Ainsi la fillette évoque du présent, du non-présent et du futur. Qui l’aurait cru? Si cet exemple est typique de la PS c’est parce qu’on assiste là à une utilisation parfaite du langage du point de vue de la fillette (elle sait ce qu’elle dit) alors que nous, non-familiers de celle-ci, ne comprenons pratiquement rien de ce qu’elle dit. Cette incompréhension vient du fait que nous n’entendons pas la langue française standard à laquelle nous sommes habitués. Il nous manque une partie de la langue française: l’organisation syllabique et phonémique du français. Alors que MAN maîtrise la totalité de la prosodie (intonations montante et descendante, pauses, allongement, etc).
Question. L’enseignante doit-elle pour autant appliquer les consignes du Programme maternelle 2024, paragraphe Articuler distinctement, et lui faire répéter des paires de mots commençant t/k comme tour/cour?
Bien sûr que non.
MAN va apprendre le français « toute seule », grâce aux adultes parlant français qui l’entourent, lui parlent, jouent avec elle… Grâce notamment à M qui, dans sa classe de REP +, sait l’importance de ce qu’elle renvoie oralement à la fillette: elle interprète ce qu’elle dit, montre qu’elle s’y intéresse, valorise ses prises de parole, reformule, etc. Ce n’est pas la maman qui peut faire tout ça.
Et c’est elle, MAN, qui va faire le travail sur la langue, avec des décompositions-recompositions des flux sonores qu’elle perçoit, puis avec d’autres émissions qui vont ressembler de plus en plus au français oral. Parce que MAN, comme tous les enfants, est intelligente et elle va faire tout ça non-consciemment et dans le bonheur.
On vous le montrera au mois de juin!!!! C’est promis.
Bilan langage du trimestre
M a de bons résultats. Sur 19 enfants, 14 parlent bien ou très bien, même s’il est difficile de les comprendre comme on vient de le voir pour MAN. Ils vont bien, ils jouent et sont visiblement heureux d’être là.
L’exemple de ABO est très joli. Il vient d’empiler des pièces de jeu et explique que le « bâton » obtenu n’est pas assez grand. M doit interpréter pour comprendre qu’il voudrait que ce bâton ait la même taille que lui.
Je me suis étonnée de constater la sérénité des enfants dans la classe, en voyant une vidéo. Voici ce que me répond M:
Voilà quelques années maintenant que je trouve que j’ai un climat plus calme dans la classe. Ce n’est pas tous les jours comme ça mais, en général, c’est un retour que j’ai de la part des adultes qui passent dans la classe (collègues, remplaçants). J’ai l’impression que je suis plus posée, j’essaie d’élever la voix le moins possible, et j’essaie d’être la plus exemplaire possible dans mon attitude en leur montrant que je m’intéresse à leurs activités et à leurs émotions. J’explique beaucoup, pourquoi il y a des choses qu’on ne peut pas faire, je valorise l’entraide et la bienveillance des uns envers les autres. Je trouve que les résultats sont bons.
Remarque FORMATION de ma part:
M décrit ici la magie de ce que j’appelle « la relation » dans ce métier. C’est décisif parce que les enfants ressentent la vie quotidienne dans un lieu fait expressément pour eux. C’est une condition du langage. En 2000, dans mon travail à l’INRP, j’avais appelé cà « Etre bien à l’école et utiliser le langage à l’école pour dire, comprendre et réfléchir » (PROG, Apprentissages progressifs de l’écrit à l’école maternelle).
De cette relation dépend l’engagement des enfants dans l’envie d’apprendre.
Mais je remarque qu’il manque un outil à la maîtresse M avec qui je n’ai jamais travaillé (elle a été volontaire pour le feuilleton de cette année mais je ne la connaissais pas). C’est tout simple, il lui manque V.I.P. Car la belle relation et l’intérêt porté est une condition. Ensuite, il faut aussi à l’enseignant une double connaissance:
–> avoir des connaissances développementales, c’est-à-dire des repères de ce qui mobilise les enfants sur la durée de 2 à 6 ans. Ces connaissances viennent des recherches et devraient avoir une vraie place dans la formation. On ne peut pas les inventer parce que les jeunes enfants ne fonctionnent pas du tout comme les adultes.
–> avoir une connaissance la plus claire possible des quelques objectifs spécifiques au Langage sur le cursus. Normalement, on devrait trouver ça dans le Programme national. Profitons de cette année 2024, on a encore les restes du programme 2015 qui était ainsi pensé. Si le programme 2025 n’est pas supprimé, les enseignants n’auront plus de boussole…
L’attitude V.I.P. (pages 43-44 de Langage et école maternelle) découle des 2 domaines de connaissances précédents: l’enseignant constatant qu’un enfant essaie de progresser, il utilise sa « grille » mentale de connaissances et adresse à l’enfant 3 renseignements.
–> Il lui dit que c’est vraiment bien (V de valoriser), et surtout ne lui dit jamais ni qu’il s’est trompé, ni qu’il ne sait pas, ni qu’il dit n’importe quoi, etc.
–> Puis il lui envoie un décryptage de la manière dont il a procédé dans son essai. Parfois c’est une action, parfois c’est un morceau d’énoncé, parfois c’est un graphisme, parfois c’est une activité intellectuelle. C’est un art chez un enseignant de faire ce renvoi à l’enfant parce qu’il interprète du cognitif invisible. Le I de VIP veut dire interpréter. Tous les collègues avec qui j’ai travaillé m’ont dit que c’était difficile à faire au début mais que très vite, constatant les effets extrêmement positifs sur l’enfant, cette habitude devenait pour eux une seconde nature.
–> Enfin, il faut donner des moyens à cet enfant de pouvoir faire-dire autrement car pour l’instant ce n’est pas « abouti ». C’est le P de VIP qui veut dire « poser un écart », c’est-à-dire se débrouiller pour éclairer l’enfant sur nos manières à nous de traiter ce dont il est question. Car ensuite, l’enfant fera quelque chose de cet exemple, ou pas, et si oui il le fera vite ou très lentement, etc, tout cela dépendra de l’enfant et de l’essai en question. Et en maternelle, on a le temps. Le but de VIP est d’être dans la ZPD (Zone Proximale d’Apprentissages, pages 31-38 de mon livre) de cet enfant là et à ce moment là.
L’exemple le plus simple est l’essai d’écriture. Le M valorise et explique à l’enfant « je crois que je sais ce que tu as fait. Tu as voulu écrire, c’est vraiment super. Alors tu as regardé comme je fais moi quand j’écris et tu as vu que ça ressemblait à ça, des vagues, des dents. Tu as raison. Et je vais te montrer ce que je fais en vrai. Je vais écrire « XX est un beau petit garçon », regarde.
Et c’est pour ça que M doit absolument écrire en cursive, parce que pour l’instant, ce n’est pas le code que l’enfant imite, c’est l’allure sur la feuille. Donc M dit et écrit simultanément, lentement, XX, est, un, beau, petit, garçon. Puis termine en suivant du doigt par une accolade sous chaque mot, XX, est, un, beau petit, garçon. M peut même ajouter « et bientôt toi aussi tu écriras comme ça« . Cela pose le caractère social de l’activité d’écriture dans notre langue.
Je reprends le bilan actuel pour la classe de PS.
– 14 enfants sont parfaitement entrés dans le langage
– 2 enfants sont prioritaires car très en décalage par rapport aux usages du langage chez les autres enfants. PAP ne parle pas et ne répond pas à son prénom, Il est en attente d’un bilan de PMI. Et BAD est un enfant ravi d’être à l’école mais semble ne pas savoir « articuler » comme s’il n’avait jamais parlé. Il vient d’avoir 3 ans. Dans ce cas un conseil d’orthophonie semble indiqué.
– 3 enfants ont démarré récemment le langage en classe mais ils restent fragiles et M y est très attentive, en multipliant les interactions avec eux. C’est ILY, qui va bientôt avoir 4 ans et ne supporte pas la contradiction, c’est LYS qui a plus de 4 ans et qui parle de mieux en mieux, par exemple en disant des comptines. C’est CHE, petite fille qui a du mal à jouer avec les autres, observe beaucoup et va souvent voir la maîtresse. On voit dans ces descriptions la finesse des observations de M et aussi la diversité des sources de difficulté des enfants.
Bravo M!!!!
à suivre
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La suite en fin d’année