Interprétation et évaluation

La question de l’évaluation préoccupe beaucoup les enseignants et les formateurs. Avec le Programme 2015, elle est totalement liée à celle de l’interprétation. C’est pourquoi j’évoque ici successivement ces deux zones de travail.

INTERPRETATION

Définition de l’interprétation comme geste professionnel des maîtres

Voilà 20 ans que j’ai introduit le mot « interprétation » dans mon travail. J’ai emprunté ce terme aux travaux de recherche en acquisition du langage. En effet, Lois Bloom, au début des années 70, pose les bonnes questions au sujet des méthodes de travail quand on étudie le langage des jeunes enfants. Comment analyser l’énoncé devenu célèbre  Mommy sock prononcé par une fillette anglophone, Kathryn, dans deux situations: quand elle prend les chaussettes de sa mère et quand sa mère lui enfile des chaussettes? Les deux grandes voies sont:
– soit comparer cet énoncé à un énoncé adulte dans sa forme, on l’appellera alors « énoncé à deux termes », sous-entendu « à seulement à deux termes » parce que les adultes ne parlent pas comme ça,
– soit interpréter cet énoncé du point de vue de son énonciateur, Kathryn, dans son contenu, dans ce qu’il signifie. On peut alors le gloser de différentes manières, c’est-à-dire le déployer selon les deux situations. On obtiendra alors une « famille » d’énoncés possibles: Je connais ça, c’est les chaussettes qui appartiennent à maman, Maman a laissé ses chaussettes là, Maman tu me mets mes chaussettes, J’ai des chaussettes et Maman aussi, etc. Bloom parle alors d’interprétation riche parce que la famille d’énoncés contient un noyau commun: la connaissance par la fillette d’objets partagés entre elle et sa mère et qui s’appelles des chaussettes. Kathryn montre, en prononçant cet énoncé, une activité cognitive de haut niveau.
Le choix se joue dans la conception d’un enfant – verre vide à remplir (1° cas de figure) ou – verre déjà plein à continuer de remplir (2° cas de figure).
Ceci explique mon pari de doter mes collègues enseignantes et enseignants de maternelle de connaissances développementales suffisantes pour toujours interpréter les énoncés des enfants, mais aussi leurs réponses à un problème, leurs tracés spontanés, leurs attitudes dans certaines situations de classe, en terme de verre déjà plein. Que disent – montrent les enfants de ce qu’ils savent? Ce n’est pas simple parce que les modes de penser et de dire des petits sont très différents des nôtres. Il faut une décentration, difficile au début mais qui devient une habitude à force de la pratiquer. Pour moi, c’est le noyau dur d’un grand professionnalisme. En d’autres termes, ni un intervenant extérieur, ni la nounou, ni même les parents ne peuvent interpréter les activités cognitives d’un jeune enfant comme le fait une maîtresse.
On voit qu’il ne s’agit ni de s’improviser psychologue, ni de porter des jugements de valeurs sur un enfant. L’interprétation faite par un enseignant, à l’école, relève toujours du fonctionnement cognitif de l’enfant.
On comprend alors le malaise qui est le mien à voir ces listes de compétences acquises, en voie d’acquisition, non-acquises. TOUT EST TOUJOURS EN VOIE D’ACQUISITION chez un petit. Le problème que peut rencontrer la maîtresse est qu’untel est « en décalage » par rapport aux acquisitions moyennes des enfants de sa classe, à ce moment-là. Je parle alors d’enfant prioritaire. La maîtresse, en professionnelle, va interpréter systématiquement pour partir de la logique de l’enfant, lui en rendre compte, puis lui donner le bon énoncé ou la bonne réponse. C’est une manière de faire utilisée par les parents des familles dites favorisées dans le langage ordinaire:
Enfant – é sossette maman
Adulte – oui, c’est mes chaussettes, et toi aussi tu en as des chaussettes!
La différence entre une maman et une maîtresse? La première ne le fait que pour l’oral dans les premières années de l’enfant et cela de manière totalement inconsciente. La seconde le fait pour toutes les activités relevant du cognitif et cela, consciemment et volontairement.

Voilà comment notre école peut être « maternelle » quand elle emprunte aux mamans (= aux adultes de l’entourage) leurs manières de faire. Et leurs manières d’être! Car les mamans font confiance aux enfants, sans jamais mettre une seule seconde en doute les capacités de progrès de ce plus bel enfant du monde, le leur.

EVALUATION ET CARNET DE SUIVI

Dorénavant il s’agit d’évaluation positive. Et ça change tout.
Commençons par bien distinguer
-l’évaluation en général, celle qui touche tous les apprentissages tout au long de l’année et quotidiennement,
-du carnet de suivi qui n’est qu’un support longitudinal (qui s’étale dans le temps de manière chronologique), qui n’est pas mentionné dans le Programme.
Ce qui est explicitement défini dans le Programme, c’est la philosophie de cette évaluation, moyen de mettre en œuvre le beau principe de départ : tous les enfants sont capables d’apprendre de progresser. En manifestant sa confiance à l’égard de chaque enfant, l’école maternelle l’engage à avoir confiance dans son propre pouvoir d’agir et de penser, dans sa capacité à apprendre et réussir sa scolarité et au-delà. (introduction du Programme, B.O. spécial n°2 du 26 mars 2015, repris en 2021).
Le métier d’enseignant de maternelle est donc défini ici comme une sorte de « coaching » au bon sens du terme : établissement d’une relation individuelle valorisante avec chaque sujet-enfant tout au long du cycle, recherche d’une bonne image de soi chez chacun d’eux, valorisation des progrès pour avancer toujours et encore. On est donc très loin des tests de mesures d’apprentissages, des livrets remplis à la hâte, des croix ou annotations dans des listes d’items, des codes standards de degré de satisfaction des résultats, etc. Tout ça est terminé. La vraie évaluation est un levier fort de la pratique des maîtres qui observent, interprètent ce que dit ou fait un enfant, et met en valeur les progrès qu’il fait par rapport à lui-même.
Par ailleurs, il faut prendre en compte les 2 partenaires de l’enseignant : les parents et l’institution Ecole.
Avec les parents
Plus ils sont au courant de ce que veut le maître comme apprentissages, plus les parents sont en confiance par rapport à l’institution Ecole et plus ils encouragent leurs enfants à apprendre dans cette école. C’est un cercle vertueux. A tel point que des collègues de REP passent un certain temps à re-apprivoiser des parents à cette école où ils ont été eux-mêmes en échec.
Dans cette optique, le Ministère a proposé aux enseignants de tenir un carnet de suivi. On a la chance d’avoir un très bon document d’accompagnement le définissant : http://eduscol.education.fr/cid97131/suivi-et-evaluation-a-l-ecole-maternelle.html
Les destinataires de ce carnet sont l’enfant lui-même et ses parents. Pour être un vrai trésor de recueil de progrès, il est rempli devant l’enfant à qui on explique tout et celui-ci pourra, à son tour, en parler à ses parents.
Avec l’institution
Autre apport ministériel, la fiche de synthèse des acquis de fin de cycle, remplie en fin de GS et destinée aux collègues de cycle 2.
Je reviens donc sur ce carnet de suivi qui est une des plus belles nouveautés de la Refondation de l’école. Le maître y note ce qui lui apparaît, au cours des journées d’école ou de récréation, comme des progrès de l’enfant par rapport à ce qu’il était-faisait-disait il y a encore peu de temps. C’est donc LE REEL DE LA CLASSE QUI EST A L’ORIGINE D’UNE NOTE. Une erreur serait de partir d’une liste de compétences. Le sujet-enfant est dorénavant au cœur de la philosophie de l’évaluation.

Voici des commentaires de la courte vidéo de la fin d’un carnet de suivi en GS. Je précise que c’est moi qui ajoute les objectifs. La maîtresse, elle, les a en tête. Et chaque enfant n’a évidemment pas de remarque à la même époque, à propos des mêmes objectifs. Et, bien sûr, aucune exhaustivité n’est recherchée.

Mai 2016 Roméo peut comprendre une histoire sans autre aide que le langage entendu. BRAVO ! Objectif  5
Juin 2016 Roméo est capable de raconter une histoire. BRAVO ! Objectif  2
Vendredi 3 juin Roméo est capable d’écrire la date en cursive sans aide.

Voici les progrès de son écriture depuis la petite section.

Remarques : prénom en cursive dernier trimestre de MS, prénom + nom en cursive dernier trimestre GS.

Objectif  9 dont on voit l’apprentissage sur 3 ans
Juin 2016 Roméo commence à écrire tout seul. BRAVO ! Objectifs   8 et 9
Phrase avec Andy : personnage de la classe fictive (voir livre pages 221-226) + contexte inventé et représenté par le dessin + encodage

Phrase avec Felix : personnage de la classe fictive + élève de la vraie classe + invention contexte + encodage

Ainsi, le carnet de suivi est une trace d’évaluation pour l’institution ET il a sa source dans des interprétations de la part de l’enseignant.
Il est bien dommage que certains collègues ressentent ce carnet comme un « travail supplémentaire », mais qui est facile à plus ou moins bâcler.
De mon point de vue, ce carnet n’est qu’UN des éléments d’une pratique complète de classe qui, en permanence, met l’enseignant en position:
– de capitaine de navire qui sait parfaitement où il veut que tous les enfants arrivent en fin d’année et/ou en fin de cycle (ce sont les objectifs langage du Programme 2015 repris intégralement dans mon livre)
– de « coach » de tous les enfants, persuadé que ce sont des sujets qui ne « prennent » (apprennent) que s’ils ont une image d’eux-mêmes extrêmement positive.
Ce sont les 2 conditions de la réussite des enfants. Tout le reste en découle comme un cercle vertueux: une maîtresse qui crie Bravo à un enfant de GS qui a écouté une histoire et qui allé seul reprendre le livre pour le parcourir avec une grande attention, la maîtresse qui le voit, le félicite et l’écrit devant lui dans le carnet de progrès, l’enfant qui le montre à ses parents devant la maîtresse lors du rendez-vous avec eux, les 3 parties (enfant-parent-maître) qui sont heureuses, au même moment, à propos du même exploit.Cela explique pourquoi ce n’est pas du tout le NOMBRE d’exploits mentionnés qui est en jeu mais la FORCE de l’intérêt de chacun à propos d’une prouesse. Et tout le temps dans la classe, et pour chacun des enfants.