Langage

Si l’école veut faire mieux en terme d’aide maximale aux enfants qui ont des besoins, il faut qu’elle fasse le deuil d’un fonctionnement sur des idées reçues. Idée reçue par excellence: le langage c’est les belles phrases avec des beaux mots (le vocabulaire riche!). Dans cette optique qu’on maintient depuis plus d’un siècle, les enseignants passent leur temps à ATTENDRE des phrases et certains mots. Si cette pratique donnait des résultats, on les aurait vus depuis longtemps. J’ai débuté en 1968 et c’est exactement ce qu’on nous disait. Lisez les documents ressources du Ministère et vous y verrez la même chose.
Si on veut tenter autre chose, on a intérêt à comprendre ce que nous disent les linguistes du langage depuis Emile Benveniste. Le langage est une activité INTELLECTUELLE, pas une accumulation de mots qu’on choisirait comme on choisit des pièces de légos pour faire un montage. A la naissance, le bébé est programmé pour mobiliser cette activité intellectuelle parce que c’est le résultat de l’histoire de l’homme qui a fait évoluer son cerveau et sa pensée à travers les générations. Notre travail est donc de tout faire pour mettre en route cette ACTIVITE: ça se joue « in the brain », pas seulement dans la bouche, encore moins sur des papiers. Faisons-les réfléchir, ils parleront. Et ce que j’essaie de faire pour les maîtres, c’est leur donner des exemples de ce qui fait réfléchir… un bébé, un enfant de 2 ans, un enfant de 4 ans, un enfant de 6 ans…

Et attention à l’expression les langages, présente dans le socle commun et le programme du cycle 2. Cette  expression sert à désigner des ensembles de signes faisant beaucoup ou moins système : langage de la langue française mais aussi langage des arts, langage mathématique, langage informatique,etc. Oubliez. Sinon on ne sait plus de quoi on parle.

Langage et symbolisme

A l’école maternelle, le langage doit être traité en tant qu’activité symbolique : pour un sujet, tous les mots, entendus, dits, écrits, pensés, dans des contextes de sens, « valent » autre chose que ce qu’ils disent. Les enfants s’approprient les symboles de leurs groupes sociaux, dont les symboles langagiers. Ils se construisent des représentations de nos habitudes, nos manières d’être, nos manières de dire.
Quand ils sont en langage intérieur (la réception-compréhension par exemple) ou d’oral adressé, on peut considérer qu’ils s’approprient des représentations internes: chaque sujet-enfant « fait ce qu’il peut » de ce qu’il a pris de son entourage. En quelque sorte, il prend, modifie, croise, remodèle, généralise, etc. Quand il s’agit de signes inventés par l’homme et dérivés des signes de représentations internes, on peut parler de représentations externes : c’est l’écrit, le dessin, les notations numériques, les sigles, etc, culturels et second par rapport à l’oral. C’est pourquoi ce monde nécessite du temps car il est second par rapport aux symboles mobilisés par les représentations internes.

Cette question du symbolique est ce qui fait dire à Benveniste que l’acte de parole est singulier. Il est toujours une construction de sens grâce à des signes, et adressée par un sujet particulier à un autre sujet particulier. Cela conduit Benveniste à la célèbre maxime : « dire bonjour chaque jour de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention ».

J’appelle « être en langage » chez un enfant de 2 ans, 3 ans, 4 ans, 5 ans le fait de produire du sens avec des mots ou des gestes ou un déplacement ou le regard, le fait de penser avec des mots, le fait d’essayer de comprendre les énoncés qu’on lui adresse ou le fait de parler pour dire quelque chose d’important pour lui. Il s’agit d’ACTIVITES (du sujet) SYMBOLIQUES (qui valent autre chose que ce qu’autrui perçoit). Des représentations sont en jeu.

A l’école maternelle, les sujets sont très jeunes. Il ne faut donc pas oublier le titre du livre de Jérôme Bruner: « Savoir faire, savoir dire ». Car certains gestes du bébé sont des précurseurs d’énoncés. Par exemple, une maman joue plusieurs fois à caché! coucou avec son bébé puis s’arrête. Celui-ci gigote, fait des bruits de bouche: elle interprète, et même « paraphrase » ce qu’il dit: recommence, j’adore ce jeu. Et elle recommence. Les deux interlocuteurs sont alors dans le partage – connivence: le jeu de cache est un moment de bonheur pour eux deux et ils le savent. Pas les autres personnes…

Peu à peu ces scènes de connivence vont se multiplier et évoluer. Autour de 3 ans, un enfant ayant une vie sans ruptures de cadre et de langue partagera beaucoup de son groupe. Au point de se faire comprendre par de très nombreux partenaires.

Michel Foucault: https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/michel-foucault-a-la-limite-la-vie-201578

Extrait
Le langage est la réponse que la vie elle-même (l’évolution) a donné à la tournure imprévisible que constitue l’apparition de cette « mutation singulière » qu’est l’homme : les autres êtres vivants, en particulier les animaux s’adaptent au monde (à leur environnement) uniquement à travers leurs organes. La relation de l’homme avec le monde (l’environnement) est, de surcroît, médiatisé par le langage symbolique doublement articulé (monèmes/phonèmes).
Selon la définition d’Aristote, l’homme est « animal parlant « (zoon logikon), un animal doué de raison, de parole, de pensée. Le langage est une faculté propre à l’homme. Inversement, comme l’a montré Descartes dans Le Discours de la Méthode, les animaux qui disposent d’organes phonatoires comme les perroquets, reproduisent les sons du langage humain, mais sans les comprendre. Ils ne font qu’imiter les sons qu’ils entendent. Ils ont donc un langage, mais pas de pensée.

Langage et langue
Le bébé d’homme est programmé pour utiliser le langage. Mais pour mettre en route cette
merveilleuse machine à parler-penser, il a besoin d’interlocuteurs dotés de 2 caractéristiques: ils l’aiment de manière débordante et ils lui parlent par l’intermédiaire d’une langue. Du coup, le bébé va mettre en route le langage grâce à la (ou « aux » s’il en a 2) langue qu’il entend et dans des situations bourrées d’affect. Dans ses premiers mots, on n’entendra jamais « tiens ça c’est un nom » mais on entendra « oh! cassé ».
Par ailleurs, les activités  langagières « ordinaires » (les plus fréquentes: écouter et parler) sont non-conscientes. Elles sont même « irrépressibles », on ne peut pas s’empêcher d’écouter ce que dit un voisin à voix haute, dans le métro, alors qu’on ne voudrait pas l’entendre.

Passons au contexte scolaire. Il se trouve que LA grande aventure scolaire de tous les enfants va être apprendre à  lire et écrire.  Une condition très étonnante de l’apprentissage lui-même intervient alors: il faut, nécessairement, que l’enfant agisse consciemment sur la langue. Ce n’est pas du tout naturel, il ne l’a jamais fait volontairement. Chercher la lettre qui fait [p] c’est travailler consciemment sur un « morceau » de la langue, qui plus est, ne se rencontre jamais tout seul dans ce qu’on entend. On dit qu’il va falloir que l’enfant décontextualise des unités dans l’oral qu’il a l’habitude d’entendre, pour les recontextualiser dans une tâche qu’il a à résoudre.  Pour le préparer à ces nouvelles activités métalinguistiques, les enseignants de l’école maternelle vont le faire devant lui, souvent, pour lui montrer comme c’est utile. Ce sont les « spectacles » dont je parle si souvent et qui ont conduit aux objectifs de « découvertes » dans le Programme. C’est là que se jouent les écarts entre enfants: ceux qui n’ont jamais assisté à des décontextualisations et à qui on donne des éléments de langue déjà décontextualisés (phrases, mots, syllabes, lettres) seront perdus.

Conséquence pour l’enseignement en maternelle: aller du Langage à la langue et jamais l’inverse.

Voir édition 2022 du livre, Langage et langue, l’éternelle question: pages 21-23