Objectif 1

Contours de la question

Les verbes OSER et COMMUNIQUER indiquent qu’il s’agit d’un objectif de prévention. C’est la première fois qu’il y en a un dans le Programme maternelle. Préventif veut dire que c’est un peu l’inverse des performances qu’on attend depuis des années. C’est une case départ, un premier pas, mais indispensable si on veut éviter les difficultés ensuite. Ce premier pas, sur le cycle maternelle, c’est oser dire, ou oser avoir un comportement, sans mot, mais qui montre que l’enfant prend une place langagière dans la classe : il DIT, avec ou sans mot.

Exemple vécu en MS.
La maîtresse lit un livre et dit : « il décida d’aller chercher la voisine ». A ce moment-là, un enfant qui ne parle jamais dit « et zizinubéole ».

M (s’arrête, réfléchit puis dit) – ah oui, je sais ce que tu dis, ta maman me l’a dit, ta cousine a la rubéole. Alors c’est bien Anna, tu as entendu que je disais « la voisine » et ça t’a fait penser à « ta cousine ». C’est des mots qui ressemblent. La voisine c’est la dame qui habite à côté. Je continue l’histoire.

Voilà une vraie pro de la maternelle. Elle a INTERPRETE l’énoncé de cette enfant pour lui montrer qu’elle vient de faire un exploit. Elle a osé dire quelque chose et ce quelque chose aurait été interprété comme « n’importe quoi » par un non-professionnel.

Cet objectif est décisif pour les enfants que j’appelle enfants prioritaires. Ceux que vous n’entendez jamais. En PS parce qu’ils ne sont pas encore apprivoisés. En MS parce que les enfants écrans empêchent de voir les effacés. En GS parce qu’ils sont non-francophones, ou primo-arrivants. Bref, il y a bien des raisons pour un enfant de se taire en classe. Vous devez donc dire aux enfants qu’à l’école ils peuvent parler et que vous, vous êtes là pour les écouter, que c’est très important pour eux et pour vous.

Vous devez aussi l’expliquer aux enfants regroupés pour que tous le sachent. Ils comprendront mieux ainsi ce qui fait que vous prenez X, Y et Z chaque matin avec un livre pendant 10 minutes. Parce que vous pouvez l’expliquer au groupe : « je les aide parce que pour l’instant, ils n’osent pas parler devant tout le monde. Mais ça va venir. » Du coup c’est le groupe entier qui applaudira quand la prise de parole aura lieu.

Vous devez écouter les enfants prioritaires plus que les autres, vous devez rebondir systematiquement sur leurs essais langagiers, vous devez demander au groupe-classe de vous aider pour que X et Y se mettent à parler. Ce doit être le challenge de la classe. Conseil : à partir de la MS prenez les enfants prioritaires chaque matin à l’accueil avec un livre qu’ils choisissent eux-mêmes. Sans rien leur demander. En regardant seulement les images (attention conjointe) et en discutant de ce qu’ils voient et disent.

Et faites très attention de n’adresser publiquement que des valorisations à ces enfants :
« Les enseignants ont trop peu conscience de ce pouvoir qui leur est donné : …il est très étonnant de constater à quel point ils sous-estiment l’effet de leur personne et surestiment la transmission de leurs connaissances. Beaucoup d’enfants, vraiment beaucoup, expliquent en psychothérapie à quel point un enseignant a modifié la trajectoire de leur existence par une simple attitude ou une phrase, anodine pour l’adulte mais bouleversante pour le petit ».

Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Odile Jacob, 2003

A la moindre prise de parole, vous félicitez publiquement l’enfant et vous écrivez l’exploit dans le carnet, devant l’enfant. Je vous renvoie à ce que j’évoque, dans mon livre, pour créer les conditions d’une prise de parole sans danger pour tous les enfants. Il faut notamment jouer sur le pouvoir du groupe et jouer sur les affinités entre enfants. On est dans le langage, et donc dans la relation.

Pour ce qui est du contenu de l’acte langagier, peu importe, ce n’est pas ça que vous jugez. L’important est que cet acte ait lieu. Des choses simples : regardez les enfants quand ils jouent et n’oubliez pas de les mettre à plusieurs dans les coins-jeux en leur disant « X et Y vous allez au coin dînette pour parler de mieux en mieux ». Mettez-vous en attention conjointe sur une activité avec un ou 2 petits parleurs et commentez ce que vous faites (les yeux sont sur l’objet de l’activité, pas en face à face).
Enfin, encouragez-les à prendre votre chaise pour dire qq chose au groupe. Même une comptine qu’on n’entend pas. Ce sera un exploit que vous garderez parce que ce n’est pas rien.
Et n’oubliez pas : un enfant petit parleur n’est pas du tout un enfant en difficulté. Il n’a pas encore trouvé sa place dans la classe. A vous de lui en donner une.

La sécurité nécessaire

L’objectif 1 s’intitule « oser entrer en communication » parce qu’à l’ école, et dans l’école dans une classe, rien n’est familier a priori pour un enfant qui arrive. C’est pourquoi j’insiste beaucoup sur tout ce que peut faire un enseignant pour « apprivoiser » les enfants à ce milieu de vie (pages 76-88).

La prise de risque

L’objectif 1 s’intitule « oser entrer en communication » également parce que les enfants ont très tôt une sorte de pré-conscience du fait qu’ils ne peuvent pas parler comme les adultes. Il leur faut donc prendre des risques en osant dire, avec leurs moyens.
Voici des étapes d’une scène de vie entre Anaé et sa maman.

La maman lit et commente un livre. Elle dit: il aime bien les échantillons que ramène maman. Je connais quelqu’un qui aime bien ça aussi?  et elle sourit.
La fillette comprend le sous-entendu, sourit et quand sa mère lui demande: c’est pas toi  la petite fille qui aime ce que je ramène de voyage? , elle répond: non, non, non en riant.
Puis la maman évoque l’enfant du livre qui aime surtout les petites bouteilles de parfum. Anaé est très attentive. Mère et fille sont en attention conjointe.

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Lorsque sa mère lui demande: t’aimes bien les parfums? , les interlocutrices se regardent; elles « quittent » le livre momentanément. On est dans du face à face. Anaé écoute sa mère et réfléchit. Elle hésite dans sa réponse: heu, heu .

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Au bout d’un moment elle pointe l’enfant du livre: elle « repasse » du monde de ses propres expériences au monde de la fiction. Elle s’écrie ah!! en pointant l’enfant, comme si tout s’éclairait. Elle a compris que cet enfant du livre utilise l’échantillon de parfum, comme elle le fait parfois.

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Faisant le lien entre sa vie et celle de l’enfant du livre, elle commente ensuite  et dit quelque chose à sa mère: xxxx. Sauf que c’est incompréhensible. La maman lui demande gentiment de le redire, par deux fois. Mais c’est toujours un échec. Anaé va alors essayer autre chose, qu’on voit ci-dessous.

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Elle montre une zone de son corps en disant là! . Et la maman, ne comprenant toujours pas, elle tourne la page. Or en regardant maintes fois la vidéo, on s’aperçoit que la fillette montre son corps après avoir entendu de sa maman: moi aussi je te mets du parfum dans le cou!. On peut donc interpréter le geste d’Anaé: elle montre son cou! Et elle est en train de construire son schéma corporel.
Cette analyse montre à quel point une communication entre un adulte et un jeune enfant nécessite de l’attention chez les interlocuteurs et de l’expertise en interprétation chez l’adulte. A partir du moment où un enfant « ose parler » à l’école, un maître doit être rassuré. Même s’il ne comprend pas tout ce que dit cet enfant.

Cela fait dire à Laurent Danon-Boileau: L’échange adulte – enfant n’est pas un apport d’informations, c’est un partage de représentations autour d’un affect .

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Premiers récits

Commençons par l’exploit de Lucas, 2 ans 4 mois (page 84) qui reconnaît, raconte, parle, commente son livre préféré.

à suivre