Objectif 4

A propos de « conscience phonologique »

On aura vu page 134 toutes les précautions que je prends pour évoquer le bienfait de séances systématiques de manipulation d’unités sonores. En grand groupe, cet entraînement risque d’aggraver les écarts car il y a les enfants qui ont compris ce jeu et d’autres qui essaient désespérément d’imiter les précédents avant de se retirer. Par ailleurs, l’objectif véritable étant la découverte du Principe Alphabétique (les lettres codent des sons), ces entraînements ne recouvrent qu’une infime partie du problème. De plus, la notion d’entraînement vient des laboratoires de recherche dans lesquels des enfants (choisis après des tests de niveau sur différents plans) sont soumis à quelques minutes de réponse à des stimuli extrêmement précis, sans aucune distraction possible, et ce, réitéré sur plusieurs jours. il s’agit de protocoles expérimentaux.

J’ai donc cherché ce qui, dans la vraie vie, permettait aux enfants de faire ces découvertes sur le sonore « naturellement ». Car ce qui se fait en laboratoire ne ressemble en rien à la vraie vie de nos classes.

Voici la réponse.

On sait que jusque vers 2 ans, parfois 3 ans, seul l’entourage familier comprend un enfant. Vers 3 ans – 4 ans, les enfants ne parlent plus « bébé », un interlocuteur quelconque  peut les comprendre parce qu’il entend les énoncés habituels dans leurs productions. Sauf que. De temps en temps, quelques mots ou prononciations ne sont pas conformes à la langue. L’adulte interlocuteur réagit alors en donnant la bonne forme linguistique à l’enfant. Cette situation se répétant, ce feed-back va provoquer chez l’enfant une sorte de conscientisation de ce qu’il faut dire et pas dire. Je ne dis pas « conscience » parce qu’on n’en sait rien. Je dis « sorte de conscientisation » parce qu’on a des traces de ce qu’il va en faire ensuite. Je vais le montrer dans 2 exemples.

EVE

Eve a 3  ans 3 mois quand elle part en vacances en voiture, avec sa grand-mère. Sur la route, à un moment, la mamie dit « regarde! un champ de tournesols, c’est beau les tournesols! ça ressemble à des soleils! ». On remarque que la fillette entend 2 fois un nouveau mot, « tournesol ». Avec un appui cognitif comme le font les familles dites favorisées(voir l’exemple du chausse-pied, page 92): une comparaison entre « tournesol » et « soleil » qui est déjà un pas vers la morphologie du mot.

Quelques minutes après, la grand-mère et Eve s’installent à la plage. La fillette demande: « tu peux mettre le tournesol? ». Et la grand-mère répond: « ah ça, ça s’appelle un parasol, c’est un mot qui ressemble à ‘tournesol’ tu as raison, c’est un parasol ».  Remarquons ici que dans cette belle nouvelle explication, Eve entend 3 fois des mots qui se ressemblent dans leurs suites sonores.

La grand-mère installe le parasol. Eve s’approche et dit: « je vais me mettre sous le , heu, heu, pr, je vais me mettre sous le préau ».

Dans ce bel exemple, on voit Eve qui entend, qui retient et qui veut faire quelque chose de ce que lui a appris sa grand-mère. Et comme c’est difficile, elle hésite (les « heu » sont la trace d’une sorte de conscience du fait qu’elle sait qu’elle peut se tromper) puis choisit un mot dont elle est sûre du sens (parasol). Elle contourne la difficulté en évitant le mot. Jérémi Sauvage évoque les 4 traces de ces premières conscientisations des unités sonores de la langues (L’acquisition du langage, un système complexe, L’Harmattan, 2015) : les hésitations (« heu », arrêts d’énonciation, voix basse, essais), les reformulations (même mot prononcé de différentes manières dans une même séance), les évitements (choix d’uatre élément linguistique), les focalisations (question de type « comment ça s’appelle? », « comment on dit »).

On peut qualifier ces activités de métalinguistiques parce que le sujet porte alors sa conscience sur la langue et en parle. Et comme les adultes poursuivent leurs reformulations, les enfants finissent par dire le bon mot et prononcer la manière canonique. Il leur arrive même alors de s’auto-féliciter, ce qui nous ramène à la notion d’exploit (cf. Bravo).

ALBANE

Dans l’exemple de J. Sauvage, Albane a 2 ans 8 mois quand elle joue avec lui et prononce le mot « tracteur » successivement « tacteur » et « tateur ». L’adulte donne chaque fois la bonne prononciation. Et voici un extrait d’une discussion à 3 ans 2 mois, soit 5 mois après (Sauvage 2015, page 109).

    Albane – on va jouer aux Playmobiles
Adulte – on joue à ça? c’est quoi ça?
   Albane – (chuchote) un kracteur
Adulte – un quoi?
   Albane – (chuchote) racteur
Adulte – j’entends pas ce que tu dis
   Albane – racteur!
Adulte – parle-moi normalement… ça c’est quoi?
   Albane – (montre autre chose) une balançoire!

On a ici hésitations successives puis évitement. Ainsi, toutes ces activités sont des formes de conscience phonologiques qui vont permettre à un enfant, à terme, de stabiliser une prononciation.

Dans ces 2 exemples, on voit des enfants travailler sur des petites unités de la langue. Je fais le pari que c’est cette appétence à s’intéresser à des signes « morts » (un morphème ne veut rien dire tout seul) qui est décisive parce qu’elle va leur donner le goût de jouer avec les mots, les morceaux de mots, les sons.

Conclusion: les renvois des adultes sont décisifs et en acquisition du langage, il faut toujours du temps.

Exemple de résultat en « conscience phonologique » dans une classe REP qui a remplacé la progression phono par la verbalisation du maître
et le scénario classe fictive

Evaluation menée par le médecin scolaire attaché à l’école.

Résultats évaluation phonologique du médecin scolaire pour 15 GS REP, au mois d’avril

Enfants Comptage de syllabes /5 Segmentation /10 Rimes
/8
Total
/23
A 5 10 4 19
B 5 10 4 19
C 5 9 7 21
D 5 5 1 11
E 5 10 8 23
F 5 9 7 21
G 5 10 6 21
H 5 10 6 21
I 5 10 8 23
J 5 10 8 23
K 5 0 0 5
L 5 9 4 18
M 5 10 8 23
N 5 7 3 15
O 5 9 5 19

Enfant K n’a pas pu être évaluée en segmentation et rimes : pb de langue trop important.Les moyennes sont les suivantes :
17/23 pour les enfants de 5 ans
18/23 pour les enfants de 5 ans et 6 mois

Ces excellents résultats montrent que les épreuves de « conscience phonologique » sont globalement réussies sans entraînement spécifiquement phono. Les enfants construisent simultanément leurs habiletés phonos, leurs savoirs sur les lettres ET la découverte du principe alphabétique.