Un carnet de progrès de 0 à 2 ans

A titre de formation, initiale et continue, je vous propose ici un carnet de progrès très particulier: celui de Charles, né le 21 juillet 2016.
De milieu favorisé, son suivi vous permettra d’avoir une idée de ce que veut dire « développement » et « apprentissage » quand tout va bien. Vous allez le suivre de la naissance jusqu’à sa sortie de maternelle!
J’ai commencé ce récit en Août 2017. Charles avait 1 an. Durant sa première année, il a construit les bases, de lui en tant que personne, les bases du langage, les bases de la cognition, les bases de ses relations à autrui, les bases de la motricité, etc. De 1 à 2 ans, on voit qu’il entre bien dans les jeux symboliques et la langage. Le rêve, pour moi, est que les maîtresses de REP accompagnent leurs élèves pour que chacun construise tout ça, même à 2 ans, à 3 ans, à 4 ans ou plus tard. Il n’est jamais trop tard. Encore faut-il que ces maîtresses « voient » des choses dans les comportements de leurs élèves, interprètent leurs verbalisations et leurs actions pour apporter ce qui « manque », parfois pas grand chose. Par exemple quelques « bravo! » qui donnent confiance à un enfant pour progresser.

4 mois

Le bébé est dans son lit, il serre son doudou et se met « à lui parler ». Le doudou est, pour l’instant, une marionnette kangourou en peluche qu’il ne quitte pas. Il en a besoin à la crêche et chez les grands-parents quand il quitte son domicile. Dans cette scène, il vocalise très près de la peluche doudou et assez longtemps. De nombreux chercheurs voient dans ce « monologue » très précoce les prémices du langage. Les caractéristiques de celui-ci sont:
– il n’y a pas d’adulte présent et cette « solitude » aiderait le bébé à se concentrer sur un moment intime,
– quand un adulte intervient pendant le monologue, le bébé s’arrête,
– ce premier langage très précoce peut durer très peu de temps dans la vie de l’enfant. Charles l’a fait pendant un peu plus d’une semaine.

Au même âge, le bébé va avoir, pour la première fois, une attitude particulière avec sa mère. Alors qu’elle le tient face à elle, il lui « répond » quand elle lui parle. On les voit ici, les yeux dans les yeux.OLYMPUS DIGITAL CAMERA

On peut dire que Charles sait utiliser le langage à 4 mois puisqu’il le fait dans les 2 situations les plus fréquentes pour nous les adultes : pour se parler (monologue, pensée) et pour parler à quelqu’un. L’important est de comprendre cet enjeu alors qu’on est si loin des phrases…

8 mois

C’est vers 8 mois qu’il commence à tout jeter. Comme le font tous les bébés du monde qui vont bien. Quand on ne parle pas, on dit les choses autrement. Il s’agit du « jeu de la bobine » décrit par Freud comme une symbolisation de pouvoir jeter la mère comme si le bébé disait tu veux partir, et ben regarde, moi je te jette (voir http://progmaternelle.free.fr/classe/texte3.pdf). Les caractéristiques de cette activité hautement symbolique: l’enfant jette un objet, depuis sa chaise haute ou depuis son lit, puis regarde l’objet tombé comme pour vérifier qu’il est bien « ailleurs – pas là sous ses yeux ». Si on le lui rend, il le prend aussitôt et recommence.

Au même âge, Charles commence à vouloir marcher. Bien sûr, il ne se met pas encore debout et il n’a donc comme seul moyen de de faire qu’un chouinement, une plainte, pour qu’on le fasse marcher en le tenant. Il est alors très fier.150-7mois

A peu près au même âge, il commence à ramper jusqu’à le faire très vite dans tous les lieux où il se trouve.158-23avril

Ces 3 progrès montrent que Charles, avant 1 an, revendique une certaine autonomie : faire ce qu’il veut de sa maman, se déplacer dans l’espace de la maison, atteindre des objets éloignés. Sur le plan moteur, « l’effet crèche » joue sans doute car c’est un lieu où l’autonomie est fortement encouragée.

9 mois

Regardons cette séquence.

On peut considérer ce jeu entre le bébé et le père comme une suite de la «conversation » montrée plus haut entre la mère et l’enfant. Ici, il s’agit du jeu que j’appelle tiens-donne avec un adulte et un enfant qui échangent inlassablement un objet. L’excitation de Charles est patente. Pour 2 raisons. Parce qu’il vit une certaine crainte de ne pas récupérer l’objet à chaque échange et cette petite crainte (surmontable!) le fait rire et appréhender le jeu en même temps. Deuxième raison, parce qu’il vit le bonheur de jouer avec son père dans une connivence particulièrement bien réglée. On est dans ce que Bruner appelle un processus de transaction culturelle, fondatrice du langage (Savoir faire, Savoir dire, Bruner, PUF, 2011) car les échanges en acte sont les prémices des échanges en mots. Le jeu est ici typiquement dans la bonne zone de développement de l’enfant, c’est-à-dire ni trop facile ni trop difficile, avec une jouissance maximale pour l’enfant de pouvoir réussir et anticiper quand ça s’arrête.

11 mois

Charles a une « maison », carton de déménagement monté et vide, installé dans le salon chez lui. Au début de l’arrivée de ce très gros objet, il y est allé tout seul. Comme à l’intérieur de sa maison, il a fermé et ouvert de très nombreuses fois la porte. Il a ensuite mis des objets à l’intérieur et les a jetés dehors un par un. C’est la suite du jeu de jeter précédent. Enfin, la famille a découpé une fenêtre à volets : Charles passe alors son temps à ouvrir et fermer sa fenêtre, avec des adultes qui lui font coucou. Sur cette vidéo et ces photos il jette un objet très précieux pour lui : sa cuillère.

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Quand la cuillère est dehors, il va la chercher et recommence.
On est donc vraiment dans la suite du jeu de jeter avec association d’un jeu de présence-absence puisqu’il voit – ne voit pas alternativement ses adultes.
Charles se construit comme sujet décideur.

12 mois

Cette fois-ci, le bébé s’est approprié certains gestes de son entourage. Ce sont ses premiers « mots », sans langage articulé. Il dit « non » en bougeant latéralement la tête et il montre son contentement en applaudissant (le bravo très utilisé par l’entourage).


C’est très joli, ça lui permet d’une certaine manière, d’être énonciateur autonome puisqu’il donne son avis positif ou négatif sur quelque chose. Il s’agit strictement de l’objectif 1 du langage dans le Programme de l’école maternelle : oser entrer en communication, mais ici, à la maison. A l’école, en classe, ça sera un autre challenge…

C’est aussi vers cet âge que Charles va découvrir qu’il peut « se voir ».
A 11 mois, il rampe vers un placard à miroir et rigole longtemps en se faisant des grimaces. Là aussi, on le voit sur la vidéo, l’enfant est en « monologue ». Il semble tester des mimiques pour voir si l’autre sait le faire…

Et à 1 an, le jeu se complexifie. Comme il lui arrive souvent de faire spontanément le beudeubeudeu en faisant vibrer sa lèvre inférieur avec un doigt, les adultes l’imitent et il sourit. Ce jour-là, la grand-mère le fait mais sans bruit et lui dit toute étonnée « oh avec moi ça ne marche pas ???? ». Après plusieurs fois, il rigole carrément puis tend les bras vers elle et le lui fait en touchant sa lèvre avec son doigt.

A cet âge, on ne peut pas dire si Charles se voit, et dans le miroir, et dans l’imitation adulte, tout simplement parce qu’il ne parle pas, ne dit ni « je » ni « c’est moi », ni « c’est Charles ». En revanche, ce qui est sûr est qu’il voit dans ces images un enfant qui fait ce qu’il fait lui-même avec sa bouche et ses mimiques. Cet autre est vraiment très fort pour l’imiter!… C’est le début du début de la conscience de soi, par l’intermédiaire de ce dont il est capable. Magnifique. Car dans l’étape d’autonomisation du self (entre 2 et 4 ans), il aura besoin de cette conscience d’être lui-même une infinité de personnages. A suivre.

15 mois

Le célèbre jeu « caché/ le voilà! » est initié par Charles. Exactement dans la même délai que l’a fait Jonathan, décrit par Bruner (en anglais jeu « peekaboo / boo! »). La permanence du sujet est en marche…

16 mois

Voici l’heure de gloire de la cuillère, manipulée et promenée par Charles depuis 5 mois. Ce soir-là, il refuse de manger puis s’empare de la cuillère et mange seul, pour la 1° fois de sa vie, sans en perdre une miette. Bravo!

Remarque parallèle. On a ici un bel exemple d’un enfant qui ne prononce aucun mot articulé appartenant à sa langue maternelle, qui a bientôt 1 an et demi, et pour qui on ne se fait aucun souci. Aucune hypothèse de retard de langage. Alors qu’il n’est pas rare de voir des enfants bien plus jeunes qui prononcent des mots identifiables (mots exprimant des notions stables, comme « bonbon », « bébé », « papa », « gateau », et mots exprimant des événements comme « au revoir », « badaboum », « encore », « a pu », etc). C’est du côté des différences de styles individuels d’acquisition que ça se joue: certains enfants « parlent » tard mais du premier coup très bien. Comme avec l’usage de la cuillère. Dans la mesure où tout ce que montre cet enfant fait preuve de son bonheur de vivre et de jouer, dans la mesure où son entourage le comprend sans problème, il n’y a pas de souci à se faire. J’ai connu une petite fille qui a dit en guise de « premier mot », regarde maman, je nage comme un poisson. Elle avait 2 ans 1 mois.

18 mois

Et ça y est! Charles a « choisi » d’avoir 1 an et demi pour parler, c’est-à-dire utiliser un mot des adultes, fréquemment, et toujours dans les mêmes situations, en quelque sorte de manière stable, sans hasard. Le mot « encore » est son vrai premier mot. Prononcé ‘ako‘ ou ‘koko‘ ou autrement, il sert à Charles à demander à son adulte d’interaction, soit une poursuite ou une réitération (quand on lui donne à manger, quand on joue à quelque chose qui lui plaît), soit un démarrage de l’action qu’il souhaite. On remarque, là aussi, qu’une fois associé au mouvement latéral de la tête de gauche à droite pour dire non (=j’en veux pas, j’en veux plus), il peut en quelque sorte tout dire….
Le voici demandant à l’adulte d’ouvrir les feutres afin de remettre inlassablement les bouchons. Tiens? encore fermé -ouvert…

Remarque: le mot « encore » fait partie des mots « évènements » dont je parlais à 16 mois. Il marque un changement, une alternance entre 2 états ou 2 actions. Dans les années 70, les chercheurs appelaient « enfants expressifs » ceux qui choisissaient ce type de mot par opposition aux « enfants référentiels » qui préféraient les mots pleins désignant des notions stables. Ces différences s’estompent très rapidement puisque les 2 types de mots (et d’autres…) sont nécessaires pour pouvoir dire.
Ce qui est curieux dans ce mot est que son père a choisi la même forme articulatoire comme premier mot, il y a presque 40 ans. Le rôle familial y est pour quelque chose.
Dorénavant on va pouvoir suivre l’acquisition du langage articulé chez cet enfant. Merci Charles.

19 mois

Charles a pris l’habitude de faire rigoler ses adultes en faisant des grimaces. C’est d’autant plus intéressant qu’il agit ainsi sur tous ses interlocuteurs, même éloignés de son cercle habituel. Or il ne peut pas, pour l’instant, être compris par des « étrangers » parce qu’il utilise peu de mots et qu’il utilise beaucoup de gestes (ex: tapote un siège pour qu’on l’y asseoit). Il a donc, avec les grimaces, un moyen superbe d’agir sur autrui puisqu’il fait rigoler tout le monde.

Dans la recherche, le fait d’agir sur autrui s’appelle l’agentivité. Cela constitue une part importante de la construction du sujet, comme le « bravo » qui lui est adressé. C’est « être cap »…

20 mois

Un bel exemple d’évaluation positive dans le vocabulaire.
Charles s’est fait un grand ami de son grand-père. Il l’appelle tout le temps « Papi ! Papi ! », le suit partout et passe de beaux moments avec lui:

257-papipapi!

Du coup, c’est un peu tout le monde qui s’appelle Papi, son Papa et parfois sa grand-mère. Un observateur quelconque dirait : « il se trompe de nom ». C’est-à-dire qu’il évaluerait en négatif l’énoncé de l’enfant (ce qu’il ne fait PAS).
A l’école maternelle, depuis 2015, on adopte une évaluation positive (ce que l’enfant FAIT). Et ici, alors qu’il parle peu, il réussit à adresser cette forme « p-a-p-i » à des « objets » du monde très particuliers : des personnes, qui ont toutes les mêmes caractéristiques ; il les aime, elles appartiennent à son monde de maison, il a avec elles de la connivence et elles ont avec lui de la bienveillance. Autant dire que Charles commence à catégoriser, comme le font les tout petits, en partant des caractéristiques qu’il perçoit et ressent, et en attribuant un mot aux « choses » possédant ces caractéristiques. Il ne se trompe pas du tout. Il n’a seulement qu’un mot à sa disposition. On peut lui dire : « ouaw !! tu sais dire Papi ! bravo petit Charles, tu grandis ».

Et ce n’est que bien plus tard, quand il saura dire beaucoup de mots, qu’il pourra catégoriser d’une autre manière (on dit « en extension », par opposition à la première manière « en intension ») : devant de nombreuses représentations de personnes d’âges variés, il pourra trier et faire des tas appelés « des papis », « des mamis », « des bébés », etc.

21 mois

Une semaine avant cette vidéo, la grand-mère a récité la comptine « le trottoir, les lumières, les gouttières, le grand four, le tambour, zim badaboum, zim badaboum (avec frappe sur le ventre) » en l’accompagnant des gestes. A la seconde fois, Charles a simplement souri.
Le jour de la vidéo, l’enfant est un peu fiévreux et il ne joue guère qu’avec sa voiture. Il choisit l’endroit (le divan), demande qu’on le monte, fait rouler la voiture et au moment où il tape par hasard le coussin, il se tourne vers la grand-mère et dit « aco », mot « encore » qui signifie « tu le fais ? ». Reste à la grand-mère à INTERPRETER pour savoir ce que veut l’enfant. Elle y parvient parce qu’elle prend le point de vue de l’enfant: le coussin a la même consistance que son ventre et le frapper est le même. Il mime une action connue, de lui et d’elle. Du coup, elle va se souvenir de la comptine et lui demande « ah tu veux que je fasse le trottoir? » . L’interprétation est bonne: Charles va mimer et redemander indéfiniment le scénario.

Ceci vise à exemplifier cette question mystérieuse d’un des moteurs les plus efficaces pour les apprentissages des jeunes enfants : le souvenir de scénarios. Ils correspondent, le plus souvent, à une suite d’actions ou d’événements rassemblant 4 éléments : un partenaire privilégié affectivement, un lieu familier, une action accompagnée d’une suite d’énoncés ou de sonorités prononcée par l’adulte. D’où l’existence de « routines » (dont les rituels) à l’école maternelle afin que les enfants s’y retrouvent et anticipent ce qui va se passer dans la classe. D’où cette question décisive de la CONNIVENCE entre un adulte et des enfants, surtout chez les petits. Elle lui permet d’interpréter et donc de comprendre les enfants. Ce n’est pas rien.

Encore aujourd’hui, il est difficile aux spécialistes de la mémoire de ranger ce type de souvenir dans un type identifié.

22 – 23 mois

Charles comprend tout, « se parle » beaucoup et parle beaucoup aux adultes, notamment pour dire ce qu’il veut et ne veut pas. Il a 2 stratégies dominantes pour apprendre sa langue :
– la répétition de la fin des énoncés (tu veux du fromage ?  mage ! , ce qui montre en passant qu’il sait parfaitement découper la chaîne sonore en syllabes)
– et la production d’énoncés à 2 termes (voir  plus haut à 16 mois, notion stable + événement ou avis, par exemple ah! voilà la fille! ou bye bye voiture). Mais comme il se parle beaucoup et comme il est en essais linguistiques permanents, il y a beaucoup de choses qu’on ne comprend pas. Voici donc un repère très approximatif pour les maîtresses qui vont avoir des TPS à la rentrée prochaine :
les personnes proches d’un enfant de 2 ans, monolingue, habituées à échanger avec lui, comprennent à peu près LA MOITIE de ce qu’il dit. On est donc souvent obligés de lui dire gentiment je comprends pas mon poussin. On suit son regard. Et puis on propose quelque chose pour voir comment il réagit. Et ces maîtresses peuvent noter le nom des enfants qu’elles ont le plus de mal à comprendre : ils sont prioritaires, il faut interagir plus souvent avec eux. Et elles verront à quelle date elles comprennent pratiquement tout de ce qu’ils disent : ça va vite !

Voilà un moment durant lequel on voit vraiment où en Charles avec les mots référentiels :
– alors qu’à 20 mois il désignait tous les animaux par des onomatopées, il ne le fait plus et dit leurs noms !
– sa stratégie dominante est actuellement la répétition de ce que disent ses adultes ;
– les essais sur la langue concernent essentiellement la prononciation. C’est difficile de répéter papillon ou coccinelle. Et c’est ce qui rend difficile notre compréhension de sa « langue » provisoire. Il faut savoir que « manelle » est coccinelle
– enfin, on a un bel exemple d’auto-langage après qu’il a dit le mot « papillon » pour désigner la fleur. Le père le reprend (« ça ressemble à un papillon mais c’est pas un papillon, c’est une fleur » = VIP) et l’enfant répète volontiers « fleur ». Mais il regarde à nouveau le dessin et « s’empêche » de faire l’erreur en disant « non », « papillon », puis « fleur ». Le père prend cette négation pour un refus de dire le bon mot (« bon, comme tu veux« ) alors que Charles, en fait, s’oblige à le dire. C’est l’accordage, avec ses réussites et ses ratés.

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